Trois questions à Dominique Bourg sur le jour du dépassement : « Nous sommes dans une logique d’effondrement du vivant »

22 juillet 2022

Publié sur la page LinkedIn du Generali Climate Lab 22 juillet 2022

Dominique Bourg est un philosophe franco-suisse, qui est aujourd’hui professeur honoraire à l'université de Lausanne, spécialiste des questions environnementales. Il a notamment présidé jusqu'en décembre 2018 le conseil scientifique de la Fondation Nicolas-Hulot pour la nature et l'homme. C’est l’un des grands éclaireurs des questions de durabilité et celui qui a guidé les premières réflexions de Generali France en matière de risques environnementaux au début des années 2000. Resté dans notre écosystème d’experts et de scientifiques, il a accepté d’apporter à l’équipe du Generali Climate Lab son regard sur la journée du dépassement autour de 3 questions.

Generali Climate Lab : La tristement connue journée du dépassement, est la date où l’humanité a épuisé l’ensemble des ressources que la Terre peut renouveler en une année. Quel regard portez-vous sur cette journée et les contestations d’ordre scientifique ?

Dominique Bourg : Nous avons à faire à un indicateur agrégé qui existe depuis 30 ans (une équation qui combine la bio capacité – les ressources que la planète peut produire en un an -- et l’empreinte écologique – les ressources dont l’homme a besoin – pour en arriver à un seul indicateur).

Il faut considérer cela comme un ordre de grandeur, sans doute approximatif, qui permet d’indiquer au public la relation négative, destructrice, qui est la nôtre avec les écosystèmes. C’est un peu comme un épargnant qui détruit chaque année une partie du capital… ce qui a pour effet d’en éroder de plus en plus le rendement.

Nous sommes dans une espèce de course mortelle, où chaque année nous détruisons de plus en plus les écosystèmes qui nous font vivre. La méthodologie n’est sans doute pas parfaite mais cela donne un indicateur utile, largement corroboré par les études précises, comme par exemple celle sur les populations d’insectes volants réalisée pendant 27 ans, ou encore celle plus récente sur les arthropodes, les deux études réalisées en Allemagne. Toutes ces études nous disent la même chose : elles nous disent que nous sommes dans une logique d’effondrement du vivant. Dire que le jour du dépassement est approximatif : oui ; dire que c’est faux : non ; dire que c’est inutile : non. Cela fait progresser les consciences …mais hélas pas suffisamment vite par rapport aux mécanismes à l’œuvre. Un point important, ces études ne prennent pas en compte l’emballement du dérèglement climatique depuis 2018. De troisième cause d’érosion de la biodiversité, le changement climatique est pourtant en passe d’en devenir la première cause et devrait lourdement intensifier la dynamique en cours.

Generali Climate Lab : Que peut-on répondre à ceux qui disent qu’il est déjà trop tard pour agir, au vu de l’avancée constante de la date de ce jour de dépassement ? 

Dominique Bourg : Penser qu’en agissant aujourd’hui on échappera au processus en cours de réduction de l’habitabilité de la planète, c’est une utopie. La dynamique de réduction est d’ores et déjà une réalité et le système-Terre présente en outre une inertie notable. Mais ne pas agir serait criminel. 

Le développement durable n’a plus de sens : il visait à anticiper les difficultés, à empêcher une dégradation globale de l’environnement et à réduire les inégalités de répartition de la richesse sur Terre. C’est hélas raté sur tous les plans : la dynamique de dégradation de l’environnement global n’a pas été enrayée, mais s’est accélérée. On a éradiqué la pauvreté de millions de gens mais en même temps on a accru les inégalités entre régions du monde et au sein des nations. 

Aujourd’hui, c’est donc de durabilité dont il faut parler, comme condition au maintien du caractère habitable de cette planète. Le phénomène de la chaleur humide, pour ne mentionner que lui, lequel réduit le temps de séjour à l’extérieur sous peine de mortalité, ne laisse pas d’inquiéter.

Generali Climate Lab : Est-il selon vous pertinent d’utiliser de tels seuils, inquiétants pour l’écosystème dont nous faisons partie, pour faire réagir les humains ?

Dominique Bourg :Très franchement pour faire réagir les humains, il faut être armé de patience et il faut leur mettre le nez dans la mouise. C’est ce qui commence à se produire avec les événements climatiques extrêmes à répétition. Nous avons une information continue à présent quant aux effets d’accélération des dégradations environnementales. Mais jusqu’à aujourd’hui, nos inquiétudes n’ont débouché sur aucune bifurcation. Il faudrait une synergie d’acteurs pour que tout le monde se mette à adopter des modes de vie plus appropriés.

Biographie de Dominique Bourg :

Dominique BOURG, philosophe, est professeur honoraire à l’Université de Lausanne. Il dirige aux Presses Universitaires de France (PUF) la collection « L'écologie en questions » et la collection « Nouvelles Terres » avec Sophie Swaton, la série « Grands articles » et la revue http://lapenseeecologique.com. 

Il est ou a été membre de plusieurs commissions françaises : la CFDD, la Commission Coppens chargée de préparer la Charte de l’environnement désormais adossée à la Constitution française, le Conseil national du développement durable, a notamment vice-présidé la commission 6 du Grenelle de l’environnement et été membre du conseil scientifique de l’ADEME (2004-2006).

Domaines de recherche : étude de la pensée écologique, risques et principe de précaution, économie permacirculaire, démocratie écologique et enjeux métaphysiques de l’écologie.

Derniers ouvrages parus : Le Marché contre l’humanité, Puf, 2019 ; Primauté du vivant. Essai sur le pensable, avec S. Swaton, Puf, oct. 2021 ; Devenir du climat, livre audio Frémeaux avec Jean Jouzel et Hervé Le Treut ; Science et prudence. Du réductionnisme et autres erreurs par gros temps écologique, avec Nicolas Bouleau, 2022 aux Puf.